Type | Journal Article - Maghreb et sciences sociales |
Title | Enjeux et gestion de la protestation dans une marge territoriale |
Author(s) | |
Issue | 1 |
Publication (Day/Month/Year) | 2011 |
Abstract | La ville de Sidi Ifni, ancienne capitale du Sahara espagnol jusqu’en 1958 et territoire espagnol jusqu’en 1969, a été récemment le siège de mouvements de protestation sociale qui ont duré plusieurs années (2005-2009) et qui expriment le désarroi ou le sentiment d’oubli d’habitants vivant dans une zone de confins, un espace-marge distant des centres de pouvoir politique et économique. Ces actions collectives ne sont pas spécifiques à Sidi Ifni : au cours de la décennie 2000-2010, des « mobilisations de périphéries » ont secoué les bourgs, petites et moyennes villes du Maroc (Bennafla et Emperador Badimon, 2010). Cette protestation du Maroc déshérité et marginalisé renvoie à une « archipellisation » accrue du territoire marocain 1 qui juxtapose des îlots de richesse (quartiers de villas, centres d’affaires urbains, domaines agricoles modernes, etc.) et de vastes zones de pauvreté, notamment en milieu rural et dans les quartiers populaires sous-équipés. L’agitation sociale dans les petits et moyens centres montrent que les foyers de mécontentement social et de contestation de l’ordre public ne se cantonnent ni aux grandes villes ni à leurs bidonvilles fréquemment appréhendés comme les lieux d’une menace potentielle par les instances politiques (Naciri, 1999 ; Rachik, 2002). Cet article ne reviendra pas sur les acteurs et les déclinaisons du mouvement revendicatif ifnaoui. On peut simplement en rappeler les dates-clé et les temps forts 2 : après la tenue en 2004 d’un Forum social à Sidi Ifni, naît en avril 2005 un « Secrétariat local Sidi Ifni Aït Baamrane » fédérant partis politiques, associations et syndicats. À l’appel de cet organisme, une grande manifestation a lieu le 22 mai 2005 suivie d’une seconde démonstration populaire le 7 août de la même année. Cette marche pacifique rassemble 14 000 personnes, soit les deux tiers de la population de la ville. Les manifestants entendent dénoncer la marginalisation de leur cité et soutenir les revendications socio-économiques, énumérées et relayées par le Secrétariat local : achèvement des travaux portuaires, désenclavement de la ville grâce à une route goudronnée jusqu’à Tan Tan, création d’emplois, accès à des services publics de qualité, notamment en matière de soins. Ces demandes sont complétées par une autre requête : la création d’une préfecture, gage d’équipements et de ressources financières. Le 30 mai 2008, un seuil est franchi dans les modalités de contestation avec le blocage du port de Sidi Ifni. Ce blocus initié par des jeunes non encadrés met en péril les intérêts économiques de personnalités dans le secteur de la pêche. La répression du 7 juin 2008 constitue la réponse des autorités face au franchissement d’une limite ou d’une ligne rouge par les protestataires (Kadiri, 2009). Arrestations de militants et brutalité des forces de l’ordre ont pour effet d’ériger Sidi Ifni en symbole de la lutte sociale au Maroc et en « cause à défendre » pour un bon nombre d’associations et de militants. En avril 2009, la plupart des leaders du mouvement revendicatif ifnaoui ont été relâchés. Ayant acquis une aura de résistants et une popularité renforcée par l’épreuve de la prison, plusieurs d’entre eux se sont présentés aux élections municipales du 12 juin 2009 et ils ont été élus. Deux questionnements sont au cœur de cet article. Le premier aborde l’éventuelle continuité du mouvement protestataire ifnaoui : poursuit-il les séditions classiques du bled es-siba 3 ? S’apparente-til aux épisodes de dissidence tribale qui émaillent l’histoire du Maroc (Naciri, 1999 ; Rivet, 2002) ? 1 Voir le dernier chapitre (« L’archipel marocain ») du livre d’Ali Amar, Mohammed VI, le grand malentendu, Paris, CalmannLévy, 2009. 2 Cet article s’appuie sur plusieurs enquêtes de terrain et des séjours prolongés à Sidi Ifni (novembre, décembre 2007 ; mars, juillet, août, novembre 2008 ; juillet 2009). 3 Siba signifie dissipation, anarchie. L’histoire coloniale a abusivement réduit la siba à une zone de dissidence et de sécession par opposition à un second espace contrôlé et tenu par le Makhzen. La réalité est plus complexe et labile: les troubles ne signifiaient pas rupture définitive avec le souverain mais révoltes ponctuelles contre un impôt excessif ou les exactions et abus d’un représentant local du souverain (Rivet, 2002 ; Ennaji et Pascon, 1988). halshs-00704341, version 1 - 5 Jun 2012 Manuscrit auteur, publié dans "Maghreb et sciences sociales (2011) 25-37" 2 Cette question est d’autant plus pertinente à Sidi Ifni que certains leaders de la mobilisation recourent à une rhétorique de « montagnard rebelle » et usent d’un discours à référentiel tribaliste (en l’occurrence, la confédération tribale des Aït Baamrane) pour présenter leurs revendications. Selon les résultats du Recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) de 2004, Sidi Ifni abrite 20 000 habitants ; elle est la seule ville de la confédération tribale des Aït Baamrane (composée de sept tribus) ; le territoire d’Ifni, constitué en « cercle » 4 en 1970 englobe neuf communes rurales. Administrativement classée comme chef-lieu de « cercle », Sidi Ifni relève aujourd’hui de la province de Tiznit, elle-même incluse dans la région Sous-Massa-Drâa. Le deuxième questionnement concerne la gestion de l’agitation sociale aux marges par les pouvoirs publics. Nous reprendrons ici la métaphore de « stress territorial » filée par Mohamed Naciri pour désigner les turbulences régulières des zones tribales auxquelles la monarchie doit faire face depuis des siècles, que ce soit en montagne ou sur les marges désertiques du royaume. Quels sont aujourd’hui les modes de gestion déployés par l’appareil d’État face à ces « débordements du social » (Catusse, 2006) ? Pourquoi y a-t-il eu basculement dans une violence répressive à Sidi Ifni ? Nous nous efforcerons de répondre à ces interrogations en insistant, au préalable, sur l’originalité de la situation ifnaouie, à savoir celle d’un entre-deux territorial. Marche historique du royaume, espace-tampon avec le Sahara et lieu-frontière poreux avec l’Espagne, Sidi Ifni constitue une marge territoriale « chargée » d’enjeux, un fait loin d’être partagé par tous les lieux périphériques marocains. |
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